Brèves d’infos est un journal éphémère créé spécialement pour le ChallengeAZ 2024. Il paraît tous les jours du mois de novembre 2024 sauf le dimanche. L’édito journalier porte sur un drame, un instant de gloire, un choix de vie ou un acte héroïque. Les protagonistes de ces moments sont la plupart du temps des cousin(e)s plus ou moins éloigné(e)s ou leurs conjoints. 26 numéros de Brèves d’infos qui mettent en avant des faits dans la vie de ces individus et qui passent inaperçus à la lecture seule des actes d’état-civil les concernant.
Selon le Figaro du 20 janvier 1876, chez les Bemelmans, être garde-chasse est une tradition familiale qui dure depuis 2 siècles. Il faut néanmoins nuancer ces propos. Il est vrai qu’un certain nombre de Bemelmans vont exercer cette profession mais on peut réduire de moitié en ce qui concerne la durée. En effet, Léonard et Gilles Bemelmans, qui sont à l’origine de la famille (cf. «N comme le N de Nuth»), se sont installés en France au premier quart du 18e siècle comme bergers. Il faut attendre la génération suivante pour voir apparaître enfin les gardes-chasse ou gardes particuliers dans cette famille. Denis Marie Bemelmans en a fait son métier. Métier qui permet de profiter de la nature mais qui n’est pas sans risque. La preuve : son face-à-face tragique avec des braconniers un jour de janvier 1876.
Denis Marie Bemelmans, ou Louis Denis selon les actes, est né le dernier jour d’août 1822 à La Queue-en-Brie, petite commune du Val-de-Marne, limitrophe de la Seine-et-Marne. Pour faire mentir la tradition, Nicolas Victor, son père, est journalier. Il a pour femme Louise Adélaïde Zoé Vidron. Mais la tradition le rattrape vite, car en 1835 à la naissance de Rose Zélina, la sœur de Denis Marie, Nicolas est garde particulier à Lognes, en Seine-et-Marne. Denis va naturellement suivre les traces de son père. En 1849, il épouse Geneviève Honorine Grouard à Favières, en Seine-et-Marne, et on le retrouve en tant que garde particulier en 1851 au lieu-dit de Maulny qui se trouve à la limite de Bussy-Saint-Georges et Jossigny, toujours dans la Seine-et-Marne.
Denis est vraisemblablement employé depuis son installation à Maulny par le baron Alphonse de Rothschild. Un Rothschild! Rien que cela! Bien évidemment, tout le monde connaît ce nom et on se doute que le baron n’est pas n’importe qui. En effet, ce dernier est régent de la Banque de France et sera, par la suite, conseiller général de la Seine-et-Marne. Le baron également un grand propriétaire terrien car il possède, entre autres, le château sur la commune de Ferrières et l’immense domaine environnant. Celui-ci est très giboyeux et de fait, il attire tous les braconniers du coin. Il y a, bien des gardes-chasse, forestiers ou champêtres pour limiter le braconnage mais aussi des gardes particuliers assermentés comme le reconnaît l’article 40 du Code des délits et des peines.
Pour information, les gardes particuliers ont, à l’intérieur du domaine, quasiment les mêmes pouvoirs qu’un garde champêtre communal. Ils peuvent notamment arrêter et conduire devant le juge de paix tout individu surpris à braconner sur le territoire qu’ils surveillent. On est encore loin des 35 heures car pour mener à bien leur mission, les gardes particuliers patrouillent jour et nuit! C’est le lot de Denis qui surveille et traque les braconniers sur le domaine de Ferrières. Je ne sais pas s’il a eu déjà maille à partir avec certains d’entre eux lors de ses patrouilles mais la rencontre avec 2 de cette espèce dans la nuit du 16 au 17 janvier 1876 va virer au drame.
Cette nuit-là, Denis est au poste de garde de Maulny avec Louis Achille Hanniquet, son jeune collègue. On peut les imaginer auprès d’un feu en train de se réchauffer après une patrouille quand ils entendent des coups de fusils. Denis envoie quelqu’un chercher de l’aide et part avec Louis Achille à la recherche de ceux qui ont osé troubler leur quiétude et probablement braconné sur les terres du Baron. Nos 2 gardes tombent vite nez à nez avec 2 braconniers au niveau du lieu-dit la Belle-Assise. Au moment de ce face-à-face, le temps se fige quelques instants avant de reprendre son cours. Un des malandrins réagit assez rapidement et prend ses jambes à son cou. Le deuxième en fait autant peu après et est aussitôt pris en chasse par Louis Achille, qui finit par le rattraper et l’appréhender. Denis de son côté poursuit le premier. Seulement, il est quand même âgé de 53 ans et n’a sûrement plus la rapidité du guépard et de ce fait, revient bredouille vers son jeune collègue. C’est à ce moment précis que tout bascule. En effet, le braconnier retenu par nos 2 gardes constate leur nombre et appelle son comparse en criant à tue-tête. Celui-revient et une lutte sans merci va s’engager entre les 4 hommes. Si Denis avait eu le talent de John Wick ou celui de Rambo selon vos préférences cinématographiques, le combat aurait sans nul doute tourné à son avantage. Mais c’est sans compter les armes à feu. En effet, il existe une évidence concernant les humains en général : ceux-ci ne sont pas à l’épreuve des balles ! Denis en fait les frais en en recevant une en plein ventre. La lutte est alors terminée et les 2 marauds en profitent pour prendre la fuite. L’aide que Denis a envoyée quérir finit par arriver et se porte immédiatement à son secours. Il est aussitôt transporté pour se faire soigner.
Je ne sais pas où se trouvait le baron Rothschild lors de ce drame, dans son hôtel à Paris ou dans son château de Ferrières mais quoiqu’il en soit, il est rapidement mis au courant de la situation et envoie illico presto son médecin personnel pour faire le nécessaire. Denis va-t-il succomber à ses blessures ? Oui, d’après le journaliste qui a relaté avec moult détails toute la chronologie de ce drame et sait garder ses lecteurs en haleine ! Il va ainsi sur les lieux de la lutte pour la décrire, donne le signalement des maraudeurs, mais révèle aussi le butin du braconnage qui s’élève à… 3 faisans.
L’édition du 20 janvier du «Figaro» donne malheureusement raison au scribouillard. Denis est décédé le 18 au soir. J’ai dit scribouillard ? En effet, car même si on est 1876 et que nous sommes encore loin d’internet ou d’autres sources d’informations, rien n’empêche quelqu’un qui se dit journaliste de faire correctement son travail. D’un autre côté, c’est vrai que rien ne ressemble plus à un Bemelmans garde-chasse qu’un autre Bemelmans garde-chasse. Voilà donc notre journaleux en train de faire l’éloge de… Charles Bemelmans. Ce dernier, bien vivant, est un cousin de Denis. Il a pour lui d’avoir écrit un livre sur la chasse et d’être aussi visiblement le fléau des braconniers pour en avoir arrêté plus de 600 ! Toutefois, une information donnée par le journaliste est vraie, celle des funérailles de Denis.
Jean de Paris, puisque c’est ce nom qui figure au bas de l’article, détaille avec force l’enterrement de Denis. On sent qu’il cherche à faire passer une certaine émotion à travers son article en décrivant avec minutie les moindres moments de cet évènement. La levée du corps, le corbillard, l’office puis la mise en terre. Il y a foule ce 21 janvier 1876 pour rendre un dernier hommage à Denis. Les proches bien entendu, mais aussi la grande corporation des gardes particuliers ou autres dans leurs plus beaux habits. L’article ne manque pas de souligner qu’il y aussi du «beau monde» qui suit cette procession. Le baron de Rothschild et sûrement quelques personnes qui se doivent d’être là, au vu de la position de l’employeur de Denis. Cette fois-ci, c’est ce bon vieux Charles Bemelmans, le fameux cousin qui fait l’éloge du défunt et qui du coup a dû ressusciter pour l’occasion! Une fois la cérémonie terminée, ça cause, ça discute et ça donne son avis. Rien d’anormal somme toute. Il y a encore malgré tout une remarque à faire sur celui qui a tenu la plume. Il indique que c’est la plus jeune fille de Denis qui a conduit le deuil avec son époux. A moins qu’Alphonse, le dernier enfant de Denis, ait changé de sexe entre -temps, ce qui entre nous m’étonnerait un peu, je n’ai pas trouvé l’ombre d’une trace d’une autre fille que Pauline, l’aînée de la famille devenue madame Houdry. Mais bon, je ne vais peut-être pas chipoter là-dessus.
Maintenant, vous êtes en droit de vous demander ce qu’il en est des assassins de Denis. Peut-être qu’au vu de la notoriété du baron, la police a mis les bouchées doubles pour trouver les responsables de ce meurtre? De nombreux suspects ont été entendus pendant plusieurs années mais le crime va malheureusement rester à l’état de «cold case». Pratiquement 20 ans plus tard, Gustave Armand Rossignol, un ancien inspecteur de la sûreté, relate dans ses mémoire sa participation à l’affaire. Il avait à l’époque infiltré le milieu des braconniers, qui visiblement ne se cachaient pas vraiment, et en avait piégé un pour en faire son indic. Soit celui-ci ne savait rien, soit il suivait l’omerta du milieu, car il n’a rien donné au policier et le meurtrier et son complice ne furent jamais attrapés…
Pour terminer, un petit mot sur le Figaro. Celui-ci n’a pas été le seul à traiter ce fait divers. En revanche, il est le seul, dans ceux que j’ai trouvés, à afficher d’une part un certain snobisme parisien, ou mépris, envers tout ce qui est en dehors de la capitale et d’autre part, un parti pris non dissimulé pour une certaine classe de la société. Évidemment, ce n’est que mon humble avis et comme l’a si bien dit Harry Callahan dans un de ses films, «Les avis c’est comme les trous du cul, tout le monde en a un.». Je vous laisse donc faire le vôtre!
Sources & Crédits
Gallica – Le Figaro du 20 janvier 1876 page 2
Archives départementales de la Seine-et-Marne – Recensement 1851 Bussy-Saint-Georges Vue 18/21
Gallica – Code des délits et des peines du 3 brumaire
Gallica – Le Figaro du 19 janvier 1876 page 2
ALDE – Conseils aux chasseurs Bemelmans (Charles)
Gallica – Le Figaro du 22 janvier 1876 page 2
Gallica – Le Figaro du 18 septembre 1894 page 1
Adebooks – Mémoires de Rossignols Ex inspecteur principal de la sureté.
Gallica – Le Figaro du 23 janvier 1876 page 1
C’est en effet une façon de traiter l’information très partisane et très perturbante… Je ne suis pas sûre que nous ayons fait des progrès avec le temps ceci dit…
Je ne crois pas non plus et avec la multiplication des moyens d’informations cela n’aide pas 😔
J’adore le ton de ces brèves. Merci pour la citation finale et le fou rire qui s’en est suivi !
Les fameuses répliques de l’inspecteur Harry 🤣
À gerber, le Figaro ! les « horribles boues de campagne », évidemment, ça peut salir une redingote !
Ceci dit, c’est quand même bien triste de mourir pour 3 malheureux faisans…
On est si peu de chose pour certains 😔
Le garde-chasse, le braconnier et les 3 faisans… Une histoire qui tourne mal !
C’est le moins qu’on puisse dire 😉
Un meurtrier qui a pris la poudre d’escampette … Une vie pour 3 faisans
Visiblement Denis n’était pas le premier…
Un bel article !
Merci Estelle 😊
Oh comme tu y vas là … par ces horribles boues de campagne 😉 Il n’a dit que le « pauvre », il aurait pu écrire ce gueux de Bemelmans. Je crois que tu exagères 😂 (non). Il est super ce billet ! – le tien, pas celui du journaliste hein 😁
C’est vrai que le mot gueux aurait eu toute sa place dans l’entrefilet. Trop tard pour lui demander de le reprendre 🤣